CHAPITRE XIV
Chroniques mytanes (extraits).
« Archives », Audham En-Tha.
Pourquoi mes résultats sont moins bons que ceux des autres ? Franchement, à partir du moment où ils sont dans la fourchette que les huiles ont fixée, en quoi cela peut-il vous déranger ? S'il s'agit uniquement de curiosité intellectuelle, je vous dirai que je travaille moins que les autres (même beaucoup moins), mais ne l'ébruitez pas, ça ferait des envieux. Ne prenez pas la peine de me poser la seconde question… Je travaille moins parce que j'ai autre chose à faire que m'interner dans votre bourrage de crâne. Mais votre ministre a tort, je ne suis pas une fumiste qui a de la chance, je soigne mes loisirs comme il soigne son portefeuille. Pour lui, il suffit de déléguer la gestion de ses surdoués ; moi, je m'échine à gérer mon travail pour travailler moins. Et nous nous retrouvons dans les mêmes soirées, et c'est autour de moi qu'on papillonne. Il est jaloux ou quoi ?
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Le favel pouvait dormir en paix, Diter ne pensait qu'à se cacher et occupait une armada de sy à se protéger. Audham savait même où il se cachait, toute la ville le savait ; un quartier complet était bouclé et des dizaines de sy en interdisaient l'accès aux a-mutes. Le braine avait même renvoyé tous les hiumes à son service. Pourtant, d'après Seddhi, promu Bleu après quelques jours seulement de Vert, il n'avait pas particulièrement peur ; en tout cas, moins que ce déploiement de précautions ne l'annonçait.
Audh avait rencontré Kenon une fois depuis la mort de Tag', puis le Conseiller lui avait envoyé Seddhi (il s'était attaché Seddhi comme Haÿn était lié à San Saïvi), et elle le voyait presque tous les jours. Kenon n'avait donné aucune information la concernant au warsh, mais celui-ci déduisait. Il avait vu Fyrh, et il avait compris que Tag' avait été son ksin.
— Où est ton ksin, Audh-ille ? avait-il demandé quand il en avait eu assez de se creuser la cervelle.
— Tag' était mon ksin, Seddhi-sy. (Elle avait trouvé un mensonge crédible). Fyrh et moi sommes jumeaux. Tag' était mâle, il était plus proche de Fyrh.
Voilà, c'était simple et seyant. Seddhi l'avait crue. Par bien des aspects, ils devenaient amis. Ou du moins, Seddhi s'était pris d'amitié pour cette a-mute extraordinaire et Audh appréciait ce warsh malade d'avoir un cerveau, malade de l'intelligence qui bouillonnait dedans et des émotions de faible qu'elle y entretenait. Elle prenait des heures pour lui expliquer que la pire faiblesse était celle de l'esprit vide d'humanité et de libre arbitre. Petit à petit, il sentait croître en lui une condition de hors-castes, pas seulement de la caste warsh, mais de toutes les castes. Quand il était avec elle, il dégustait cette connaissance avec une délectation presque illuminée. Quand il était seul, il se laissait ronger par cette démence. Il en avait parlé à Kenon-braine, et Kenon avait dit :
— Seddhi, les castes sont un leurre, elles n'existent que pour nous empêcher de détruire la Citadelle.
Le sy n'était pas sûr d'avoir compris, mais Kenon le traitait comme un égal et San Saïvi en faisait autant, et ils étaient deux des personnages les plus importants du continent. Il pouvait bien accepter d'être plus Mytan que warsh.
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Audh et Seddhi étaient dans l'échoppe de Tadsin-beese. Seddhi avait amené le cuir que l'ille lui avait demandé, elle l'avait présenté au beese et, maintenant, elle lui exposait ce qu'elle attendait de lui en détaillant les dessins qu'elle avait apportés.
— Oui, oui, je vois bien ce que tu veux. (Tadsin semblait très excité par le travail qu'exigeait Audh-ille.) Tu veux une carapace, comme ton ami sy… Un daim très doux en doublure, un croupon compressé non corroyé à l'intérieur, une basane noire très épaisse par-dessus et un manteau de maroquin pour cacher ça… Mais ça, je ne comprends pas.
Il désignait les deux derniers schémas d'Audham qui représentaient des étuis, un pour la dardelle que Ryline lui avait offerte, un pour le laser si la none finissait par le lui rendre : Audh ne désespérait pas de trouver une batterie en état de marche… À la Citadelle, par exemple. Au moment où elle sortit la dardelle pour imager ses exigences, Haÿn entra dans l'échoppe.
— C'est avec ça que tu as tué quatre sy ? lança-t-il en guise de salut.
— Oui, fit-elle sans se retourner. (Elle jugeait inutile de préciser que les warshs avaient été abattus par Ryline.) Efficace, non ?
Sur ce, elle pivota, pour se retrouver le nez à la hauteur du plexus de l'a-khan. Haÿn était vraiment impressionnant ; à côté de lui, Seddhi paraissait chétif.
— C'est tellement efficace que Diter est allé trouver do-Kesif. (La voix d'Haÿn était d'une gravité presque infrasonore, et elle était incroyablement douce.) Il veut que quelqu'un lui ramène une arme comme la tienne. Kesif l'a congédié sans prendre de gants, mais il devra plier quand Avanan sera là.
— Do-Avanan ? releva Seddhi.
— Il est sur le Sa-Bann avec un myste, un lorpal. (Audh songea immédiatement à Rib.) Ils arriveront après-demain. (Haÿn s'était déplacé spécialement pour informer Audh, mais il était avare de précisions.) Ce n'est pas tout. Norah réclame une chasse ouverte contre toi. Kesif retarde l'examen de sa requête parce qu'il n'est pas venu la présenter lui-même, mais je parie que Norah attend Avanan pour se rendre au Conseil de Chasse. Avec lui, il est certain de ne pas essuyer de refus. À moins qu'Avanan fasse la démarche lui-même. Dix-huit sy, Audh-ille. Tu vas te retrouver avec toute la caste sur le dos.
— Sans ksin… La caste est courageuse ! commenta-t-elle. Pourquoi prends-tu la peine de m'avertir ?
Haÿn a-khan refusa de parler en présence du beese et de Seddhi, aussi Audh accepta-t-elle de monter jusqu'au dortoir où Lodh veillait sur Fyrh. Mais elle imposa Seddhi, sans savoir vraiment pourquoi… Une intuition.
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Fyrh était prostré sur sa paillasse, les yeux ouverts, aveugle, les oreilles éteintes, le cœur presque vivant. Lodh le nourrissait normalement, mais il maigrissait à vue d'œil, il n'avait déjà presque plus de traits, juste les os qui saillaient sur un visage anonyme. Ryline n'était pas là. Min' était couchée sur le flanc, les yeux brumeux, aux pieds de Lodh, affalé sur un tabouret, la tête entre les mains, les coudes sur la table. Il pleurait. Il pleurait souvent, chaque fois que la haine le quittait. Il ne sécha pas ses larmes mais releva la tête et se tourna pour leur faire face.
— Répète, dit Audham.
Haÿn redit exactement ce qu'il avait annoncé, mais il ne s'arrêta pas là.
— J'ai promis à San-myste de ne pas provoquer Norah en duel, et il m'a dégagé de la mission de protection auprès d'Audh-ille. (En tête, il avait l'échec de cette mission, et cet échec lui brûlait l'honneur.) Je ne toucherai pas Norah, c'est votre vengeance, mais je ne peux pas laisser le Maître de Chasse changer les règles. Je serais contraint de le tuer, et ce serait un précédent fâcheux.
— Changer les règles ?
Lodh s'animait :
— Norah s'est attaqué à vous sans mission, il est a-khan, et sans en référer au Conseil de Chasse, expliqua Seddhi en jetant sans cesse des coups d'œil à Haÿn. (Il voyait où ce dernier voulait en venir, mais il ne comprenait pas ses motivations.) Dix-huit sy sont morts dans l'irrespect des règles ; do-Kesif n'a pas à permettre une Chasse contre vous. Si vous étiez warshes, c'est vous qui exigeriez l'Honneur de Prédation.
— Ça nous fait de beaux mollets, ponctua Audham.
Kenon lui avait dit que San Saïvi n'interviendrait auprès de personne. Cela devant inclure do-Kesif, et Avanan obtiendrait une dérogation aux Règles de Chasse sous prétexte de dardelle. Elle en était là de ses noires réflexions, quand Lodh lâcha une phrase dont chaque mot était une aberration pour ses méninges (qu'elle estima sous-voltées). Un détail avait dû lui échapper.
— Je veux bien tenter le coup, affirma Lodh.
— Je viendrai te chercher demain matin, approuva Haÿn.
Et il quitta le dortoir.
Audh ouvrit la bouche pour exiger des explications, mais Seddhi lui vola la parole :
— J'aimerais connaître les raisons d'Haÿn a-khan. (Il était pensif.) Il se sent coupable, c'est certain, mais cela ne suffirait pas à lui faire prendre un tel risque.
— Tu crois que c'est encore un piège ?
C'était comme si Lodh avait dit : « Je suis certain qu'il n'y a pas de piège. »
Audh referma la bouche et croisa les bras. Elle se sentait stupide, et elle n'était pas pressée de l'avouer.
— Non, je crois qu'Haÿn a décidé de se faire hors-caste… a-warsh. Il est en conflit avec le Conseil de Chasse, il est en conflit avec San Saïvi, et il veut que cela se sache.
— Comment va réagir Kesif ?
— Je ne sais pas, Lodh-ille, mais il va passer un sale moment et il vous le fera payer à tous les deux, d'une manière ou d'une autre.
— Qu'il joue le jeu ou non, de toute façon, Norah est mort. N'importe quel Maître de Chasse devrait comprendre ça, n'est-ce pas ?
Seddhi acquiesça de la tête.
Audham se demandait comment elle avait pu ne pas comprendre tout de suite. Lodh allait demander une Chasse ! Bien sûr, elle en était exclue, elle n'avait aucun besoin de le vérifier. Lodh voulait Norah, et il le voulait pour lui seul. Elle le lui laissait.
— Diter est à moi, annonça-t-elle simplement.
Et c'était tout aussi indiscutable.
Elle ne savait ni où, ni quand et comment elle allait tuer Diter, et elle avait besoin d'une assistance parce qu'elle voulait y mettre les formes et qu'elle préférait s'en sortir vivante, mais elle n'était pas avare d'imagination.
— Seddhi, veux-tu prévenir Kenon que je désire parler à San Saïvi ? (C'était une façon de congédier le sy. Il s'éclipsa en assurant que ce serait fait dans l'heure.) Lodh, je veux rencontrer tous les illes qui viennent d'arriver à Tann-Tori.
Ses yeux brillaient d'une telle joie sauvage que Lodh, une seconde, oublia son deuil pour une pensée rageuse : « Elle va leur foutre un de ces bordels ! »